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Un gésier se réveille
Tu as des lectures intéressantes, Églantine, fit Otu lissa en s’installant dans la bibliothèque. Tiens, quelle coïncidence ! Je lisais justement ce livre l’autre jour. Il explique en détail les correspondances entre les quadrants du gésier et ceux du cerveau. Quand ces organes fonctionnent à l’unisson, on atteint la perfection. Ah, ça me rappelle notre bien-aimée Strix Struma…
Églantine frémit et minoucha dans des proportions telles qu’Otulissa et Soren, paniqués, se jetèrent sur elle.
— Qu’y a-t-il ? lui cria son frère.
— Otulissa, pourquoi tu as dit « notre bien-aimée » ?
— Euh… Ben… parce qu’on l’aimait bien.
— Maman nous appelait « mes bien-aimés », Soren, tu as oublié ? Il n’y a que notre maman qui a le droit d’employer ce mot !
Les deux copains la regardèrent avec stupéfaction.
— Églantine, ne sois pas ridicule. Les mots n’appartiennent à personne. Grand Glaucis, qu’est-ce qui te prend ?
— Tu n’as qu’à dire « notre Strix Struma adorée » à la place, s’entêta-t-elle.
— Je n’aime pas cette expression : elle manque de distinction. Aussi clinquante que les breloques qui pendouillent au plafond dans les appartements de Miss Plonk. Eurk !
Otulissa termina sa phrase par un raclement de gorge répugnant, comme si elle recrachait une limace toxique.
— Allez, décoince ta pelote, Églantine, grogna Soren.
Derrière eux, Spéléon avait le bec plongé dans un livre sur les techniques de battue ; il faisait une fiche pour Sylvana, une ryb dont il était éperdument amoureux. Intrigué par le silence d’Églantine, il interrompit sa lecture. « Ça alors ! pensa-t-il. Elle tique sur le mot « bien-aimée » et quand son frère lui balance une réflexion désagréable, il n’y a plus personne ! Étrange… »
— Je rêve ! explosa Otulissa. Incroyable ! Ça m’écœure, des trucs pareils. Si j’attrape le minable qui a fait ça, je vous jure que…
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Soren.
— Quelqu’un a déchiré deux pages de ce livre sur le haut magnétisme.
— Sans blague ! s’écria Gylfie.
— Regarde !
Otulissa lui tendit l’ouvrage : deux marges déchiquetées dépassaient. On aurait dit que le livre avait été amputé d’un membre et que la plaie s’était mal refermée.
— Fanon ? suggéra Spéléon.
— Non, elle n’est pas venue à la bibliothèque depuis son malaise à la dernière cérémonie de Strix Struma.
— Qui d’autre pourrait bien commettre un crime pareil ? s’exclama Spéléon.
Ils échangeaient des coups d’œil perplexes quand, soudain, un grand vacarme résonna au-dehors. Ruby se rua dans le creux.
— Primevère a disparu !
— Quoi ? crièrent-ils en chœur.
— Elle n’est pas revenue cette nuit.
Quatre têtes pivotèrent vers Églantine.
— Tu ne t’en étais pas aperçue ? la questionna Soren.
— Je suis rentrée tôt ce matin et je me suis endormie en quelques secondes. Et ce soir, je me suis levée tard. J’ai pensé qu’elle était déjà sortie. Doux Glaucis, j’espère qu’elle va bien.
Spéléon dévisagea la jeune effraie. Ses phrases sonnaient creux et son inquiétude semblait forcée.
Les équipes de sauvetage et de battue donnèrent leurs instructions aux autres squads. Ils ne disposaient que de quelques minutes. Des divisions restreintes s’envolèrent les unes après les autres, dirigées par les plus expérimentés des sauveteurs et accompagnées de spécialistes de la battue afin de superviser les actions au sol.
Églantine se précipita dans sa chambre.
— C’est quoi, tout ce boucan ? demanda Ginger en étouffant un bâillement.
— Oh, ils cherchent Primevère. Elle s’est perdue, on dirait.
— Ah.
L’espace d’un instant, Églantine eut l’impression de quitter son corps et de s’observer de l’extérieur. Pourquoi ce visage insouciant, et cette voix éteinte ? « Primevère est ma meilleure amie. Je devrais éprouver quelque chose. Qu’est-ce qui m’arrive ? Je suis devenue une étrangère. Je n’ai pas ressenti le moindre pincement au gésier depuis des jours, peut-être des semaines ! »
Ce triste constat aurait dû la paniquer. Mais non. Elle était décidément insensible. « J’ai un gros problème. Pourquoi cela m’est-il égal ? Tout ce qui m’importe, c’est de revoir maman. » Elle n’avait même pas éprouvé le moindre remords lorsque Otulissa avait découvert le livre aux pages arrachées. Son gésier était devenu dur comme du bois.
— C’est bizarre, confia-t-elle à Ginger, Primevère est ma meilleure amie et je ne ressens aucune tristesse.
— Alors peut-être n’est-elle plus ta meilleure amie, répondit la jeune effraie en s’approchant d’elle. Et si je l’avais remplacée ?
Églantine la fixa un long moment.
— Non, non, je ne crois pas.
Pour la première fois depuis des lustres, un infime frémissement parcourut son gésier.
— D’accord, comme tu voudras, souffla Ginger.
Églantine figurait sur la liste des traqueurs-sauveteurs emmenés par Spéléon, un des meilleurs éléments du squad de battue. Elle appartenait en temps normal aux apprentis sauveteurs et maîtrisait déjà les notions de base à la perfection. Elle connaissait la procédure sur le bout des serres : d’abord, s’assurer de l’absence de nids de corbeaux dans les environs afin d’éviter une attaque ; ensuite, repérer les bruits suspects, en particulier d’éventuels cris de détresse. L’aide des chouettes effraies se révélait alors très précieuse, car leur oreille exceptionnelle leur permettait d’entendre jusqu’aux battements de cœur des souris.
Tandis qu’elle voltigeait dans les airs, elle constata que ses facultés de navigation étaient perturbées. Les informations transmises par sa vue et par son ouïe ne coïncidaient pas, ce qui pouvait avoir des conséquences désastreuses.
— Bof, tant pis, ce n’est pas si grave, lâcha-t-elle avec indifférence.
— Par Glaucis, Églantine ! rouspéta Martin, un bon ami de Soren. Regarde où tu vas ! Tu as failli me rentrer dedans.
— Oups… Pardon.
Le petit nyctale la dévisagea avec des yeux ronds, en se demandant pour la dixième fois, depuis qu’ils avaient quitté l’Arbre, ce qui clochait chez elle.
Nulle trace de Primevère. Les groupes de sauveteurs avaient ratissé la région en vain jusqu’à l’aube. On envisageait maintenant de se rabattre sur les services des furets des Royaumes du Sud.
Églantine sauta la matine et fila directement dans sa chambre. Incapable de trouver le sommeil, elle resta perchée toute la journée sur son tas de mousse et de duvet, à regretter le moelleux du nid de sa maman. « Au moins, j’arrive encore à distinguer un lit doux d’une paillasse rugueuse. » Son gésier eut un fragile soubresaut. Entre les rêves et la réalité, savait-elle toujours faire la différence ? Et entre une vraie et une fausse amie ? « Ginger est gentille, mais Primevère, elle, n’a jamais été jalouse. » Une vague gêne s’empara d’elle. Telles des bulles remontant à la surface de la mer d’Hoolemere, les mots exacts de Primevère resurgirent dans sa mémoire : « Les vrais amis ne sont pas jaloux. »
Elle tenta de remettre de l’ordre dans les fragments éparpillés de sa conscience, comme on assemble les pièces d’un puzzle. Et si son rêve formidable n’était au fond qu’une sorte de cage ? Derrière ses barreaux, elle se coupait peu à peu du monde réel. Que se passerait-il si elle se réveillait pour de bon ? Est-ce que sa mère partirait en fumée ? Ses pensées tourbillonnaient, tourbillonnaient, et elle en revenait toujours à la même conclusion : elle devait tout tenter pour se libérer et éprouver à nouveau des émotions.
« Je vais regarder la maman de mes rêves dans les yeux et scruter sa conscience. Alors je découvrirai la vérité. » Pour cela, il lui fallait retourner aux Monts-Becs une dernière fois. Une profonde angoisse l’assaillit et, bizarrement, elle en fut soulagée. « Ah ! songea-t-elle. Mon gésier revient enfin à la vie ! »